Une perspective d’apprentissage organisationnel de l’exploration, de l’exploitation et de l’innovation du secteur public
Note lecture de : Choi, T., & Chandler, S. M. (2015). Exploration, Exploitation, and Public Sector Innovation: An Organizational Learning Perspective for the Public Sector. Human Service Organizations Management, Leadership & Governance, 39(2), 139‑151. https://doi.org/10.1080/23303131.2015.1011762

Résumé de l’étude :
Choi & Chandler (2015) analysent l’innovation dans le secteur public en utilisant les concepts d’exploitation et d’exploration. Cela leur a permis de développer un modèle conceptuel pour comprendre l’adoption et la mise en œuvre des innovations. L’enjeu concerne l’échec fréquent des gens dans l’évaluation des risques et des conséquences de l’innovation, le besoin de réforme et le besoin de raffinement de l’évaluation coûts-bénéfices. La question posée est la suivante : comment pouvons-nous recadrer le discours de l’innovation dans le secteur public dans un modèle considérant les divers aspects des innovations?
Méthodes
Pour ce faire, une réflexion théorique est effectuée en utilisant les concepts d’exploitation et d’exploration de March (1991).Premièrement, ils ont conceptualisé l’adoption de diverses réformes gouvernementales en termes d’exploitation et d’exploration. Deuxièmement, ils ont examiné les éléments contrastant entre l’exploitation et l’exploration. Dernièrement, ils explorent l’application des concepts dans le secteur public et dans le secteur privé, puis ils identifient les dangers de ces stratégies, soit la trappe de l’échec [failure trap] ou la trappe du succès [success trap].
Résultats et implications
L’étude présente différentes motivations pour l’exploitation et l’exploration. Le premier élément souligne que la compétition entre les organisations publiques est rarement un motivateur à l’innovation et qu’il y a un manque de ressource pour répondre adéquatement à la demande citoyenne. Le deuxième élément concerne l’environnement dynamique et les chocs exogènes provenant de la pression politique ou des médias poussant vers l’innovation du secteur public. Dans le cas des organisations publiques, il est indiqué qu’une évaluation inappropriée et insuffisante de la performance, de la valeur et des coûts du changement peut conduire vers une utilisation excessive de l’exploration et de l’exploitation.
Pour Choi & Chandler (2015), la trappe de l’échec consiste à l’adoption trop hâtive d’une nouvelle technologie, pratique ou créneau sans attendre les bénéfices des innovations passées. Il est mentionné que cette trappe est plus visible dans le secteur public pour trois raisons : un risque de dissolution improbable, puis un environnement politique et un cycle électif imprévisible ne facilitant pas la récolte des bénéfices à long terme de l’exploration.
Pour eux, la trappe du succès consiste à la résistance des organisations à l’adaptation ou au changement dans de nouveaux environnements à cause de leurs succès passés. Pour le secteur public, cela se reflète par le renforcement du chemin fructueux (i.e. demeurer sur un chemin qui fonctionne et ignorer les chemins possiblement supérieurs), la reconnaissance objective des succès issus des mesures appropriées de performance, puis la reconnaissance d’un petit succès comme indicateur suffisant pour la continuité.
Ensuite, l’étude présente l’équilibre entre la gestion de l’exploration et de l’exploitation qui se traduit par l’ambidextrie structurelle et l’ambidextrie séquentielle. L’ambidextrie structurelle peut se traduire par l’alliance stratégique interne pour l’exploration. Par exemple, il peut y avoir un étalonnage (benchmarking) de la performance ou de la sous-traitance avec le secteur privé. Jumelé à des mécanismes de coordination appropriés, cela peut accroître l’adoption et la mise en œuvre des innovations. L’ambidextrie séquentielle consiste au passage entre une période de réorientation et de stabilisation, ainsi que d’adaptation dans un nouvel environnement. Il est mentionné qu’un rythme et un équilibre approprié de la séquence d’adoption et de mise en œuvre de l’innovation augmenteront la probabilité de succès.
En conclusion, il est mentionné qu’un équilibre entre l’exploration et l’exploitation par l’utilisation judicieuse de l’ambidextrie structurelle et séquentielle augmentera les probabilités de succès de la mise en œuvre de l’innovation. Ils présentent également un cadre conceptuel permettant de comprendre l’adoption et la mise en œuvre des innovations dans le système gouvernementale.
Commentaires
Les auteurs s’intéressent au sujet de l’innovation dans le secteur public et divers concepts sont utilisés dans leur réflexion. L’étude permet de mieux comprendre le processus d’adoption et de mise en œuvre d’une innovation via l’exploration et l’exploitation, ainsi que l’équilibre nécessaire entre les deux. Mais, en quoi l’article de Choi & Chandler (2015) est-il d’intérêt pour l’évaluation?
Premièrement, la définition de l’innovation utilisée par les auteurs est succincte et ne semble pas s’inspirer de l’innovation publique ou sociale. La définition est celle de Choi & Choi (2014) : une innovation représente un changement culturel, de processus, de services ou sa diffusion (Choi & Chandler, 2015:139). D’ailleurs, Gow (2018:450) indique qu’un désaccord persiste concernant ce qui constitue une véritable innovation, entre les tenants de la planification vs de l’essai-erreur, puis des préférences de processus entre la gestion descendante [top-down] vs ascendante [bottom-up]. Gow (2018 :450) mentionne également un désaccord concernant ce qui doit être mesuré comme résultats et les critères de succès des innovations. Pour Bland, Bruk, Kim & Taylor Lee (2018:211), ces désaccords soulignent l’importance de comprendre et définir l’innovation dans un contexte particulier. Ils mentionnent également que l’innovation est à la fois un effet et un processus. Comme effet, l’innovation devrait améliorer le bien public et créer de la valeur publique (Bland & al., 2018 :212). De plus, il est important de comprendre les connaissances et l’information construites par les expériences, les interactions et les relations dans le processus d’innovation et de sa réussite (Bland & al. 2018 :216). Ces éléments n’ont pas été clairement établis dans le modèle présenté par Choi & Chandler (2015) basé essentiellement sur les stratégies d’exploration et d’exploitation. Pour sa part, Glor (2018a:53) présente un cadre de recherche de l’impact de l’innovation tant sur le plan individuel qu’organisationnel. Ce cadre propose l’étude de cas, la recherche centrée sur les gens (people-focused), l’approche fonctionnaliste et l’approche structurelle (Glor, 2018a). De même, Glor (2018b) présente les facteurs clés interagissant et influençant l’innovation dans le gouvernement : les motivations intrinsèques/extrinsèques, la culture organisationnelle et l’amplitude des défis. En ce sens, ces éléments devraient être associés au modèle de Choi & Chandler (2015) afin de complexifier le modèle tout en précisant les notions d’exploration et d’exploitation. Cela permettrait également d’ajouter des éléments de contexte au modèle.
Deuxièmement, il aurait été pertinent pour le lecteur que Choi & Chandler (2015) formulent une définition du « boundary-spanning », ainsi que de la valeur publique (public value). Cela aurait permis de mieux comprendre l’enjeu de l’innovation dans le secteur public. Ainsi, Sahadev, Purani & Malhotra (2015:2-3) indiquent que le « boundary spanning » suit deux courants. Le premier s’inspire de la théorie des organisations en se concentrant sur les systèmes organisationnels, les réseaux, la gestion de l’apprentissage organisationnel, l’innovation et la collaboration, puis le rôle de l’acteur traverse les frontières de différentes fonctions organisationnelles ou réseaux internes (2015 :3). Ce courant contribue au développement de l’innovation, aux apprentissages organisationnels et à la gestion efficace de la collaboration organisationnelle (2015 :3). Dans le second courant, l’acteur traverse les frontières organisationnelles, puis ce courant se concentre sur les individus en lien avec les consommateurs, et sur la manière dont les attitudes et les comportements se forment par cette interaction (2015 :3). Cela contribue à la gestion des ressources humaines, à la qualité des services, au processus du service, etc. (2015 :3). En ce sens, ce concept est intéressant dans le cadre d’une évaluation concernant la diffusion d’une innovation et le succès de sa mise en œuvre, en mesurant les mécanismes d’interactions interorganisationnelles ou de la prestation de service et les effets. Toutefois, il n’a pas été approfondi dans la recherche de Choi & Chandler (2015).
Concernant la valeur publique produite par l’innovation, Jørgensen et Bozeman (2007) proposent un inventaire de la valeur publique en relation avec l’administration publique. L’inventaire souligne diverses valeurs telles que la reddition de compte, l’adaptabilité, l’équilibre des intérêts, l’implication citoyenne, le dialogue, l’efficacité, l’efficience, l’équité, l’innovation, l’ouverture, l’intérêt public, la durabilité, l’orientation-usager… Toutefois, cette liste n’est pas exhaustive. Pour leur part, Bryson, Crosby & Bloomberg (2014) présentent un tableau comparatif de différentes formes de gouvernance, ainsi que de leur implication au sujet de la valeur publique, de l’approche de reddition de compte, du rôle du gestionnaire… Ce faisant, les praticiens devraient garantir des approches de gestion et de mesure de la performance incluant des valeurs « non-mission-based » (Bryson & al., 2014:453). Donc, la valeur publique a des implications pour l’évaluation de l’innovation et la performance outre que l’exploration et l’exploitation proposées par Choi & Chandler (2015).
En conclusion, il est possible d’identifier des méthodes adaptées pour évaluer le processus d’innovation, ses effets et la valeur publique qui en découlent. De plus, l’évaluation de l’innovation implique la prise en compte de divers aspects individuels, organisationnels et contextuels afin d’évaluer ses effets et son processus. Les apprentissages organisationnels issus notamment du processus d’innovation, de l’exploitation et de l’exploration apparaissent être un facteur essentiel et l’organisation devrait avoir les capacités de gérer ces connaissances et cette information.
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